L'oeuvre
des hommes est une vague imitation de celle des dieux. Par exemple nous
faisons pousser des courges sur du fumier. A l'âge d'or, il suffisait de
tendre la main pour cueillir les fruits de la Terre, nous n'étions ni nombreux
ni pressés... Y-eut-il un âge d'or ? Rien ne le prouve... Mais il faut quelques
beaux mensonges... Les pères nobles, les saintes femmes, les bergères et
les princes charmants nous protègent de nos démons, comme les épousailles
nous protègent des orphelinats... Contre les loups nous avons inventé le
feu et la famille pour faire pièce aux embuscades et aux mauvaises rencontres...
Puisque les sexes vont par paires, autant que ce soit à domicile ... D'autre
part les pauvres bougres ne sont pas fainéants : quand la technologie le
permet, ils se battent. Les forgerons furent accoucheurs de Noblesse car
les épées permirent aux féroces de capturer des épouses et de soumettre les tranquilles... Les rois, premiers entre les égaux, surent
aussi s'entourer d'hommes de plume et d'hommes de lois. Car les encriers
sont à la longue aussi efficaces que les hallebardes et parce que l'argent
qui fait le bonheur des états, permet de forger des canons, d'équiper des vaisseaux
et d'entretenir des ambassadeurs... Mais un jour les plumes se mirent à
courir sur des cahiers de doléances réclamant la fin des impôts et des réquisitions
militaires. Pour tordre le cou des bons à rien on coupa celui des têtes
royales, on doubla les taxes et on rassembla des millions de paysans sur
les champs de bataille de l'Europe...
Les
humbles purent enfin voyager de Madrid à la Moscovie, porter d'autres
habits que ceux du dimanche et chanter " ça ira!" sur des
routes jadis fréquentées par Mozart et Casanova. Les enfants
du peuple avaient échangé 200 000 parasites à particule
contre deux fois plus de fonctionnaires chargés de faire appliquer
la "volonté générale", celle des bureaucrates,
préfets, ministres, colonels, inspecteurs de police, receveurs des
contributions , directeurs des beaux-arts et autres bras du Pouvoir...
Romanciers et poètes, les plus sensibles aux changements de saison,
surent dans ce monde neuf composer les chants les plus beaux et les plus
désespérés...
On n'arrête pas les progrès
du Politique, aussi nerveux que les machines et les explosions urbaines. Mon
grand-père naquit en 1864, au temps de l'impératrice Eugénie
et avant le canal de Suez, il mourut en 1945, année zéro de
l'Europe, de l'atome et de la civilisation... Il est probable que je verrai le gulf-stram
prendre des vacances, la moitié des français saluer des patrons
chinois ... l'autre moitié perdre l'entière mémoire de nos grandeurs...
On ne peut guère s'échapper de son temps et si Rome n'est
plus dans Rome, il ne sert à rien d'empiler des lois pour interdire
l'amnésie, de distribuer des langues de bois pour chanter que "Tout
va très bien..." Mais il y a mille façons de se moquer
du temps, il suffit de commencer en famille...
Il
n'était ni César ni Alexandre. On prétend qu'il naquit
d'une vierge et que cette fille-mère avait été prévenue
de son arrivée. Il aurait appris le métier de charpentier,
mais à l'âge d'homme il se lança sur les routes et
se mit à parler. Le monde n'a jamais manqué de bavards ni de prophètes. Mais ils répètent ce que
l'on sait : que la vie est brève, la jeunesse étourdie,
la vieillesse un naufrage... Qu'une hirondelle ne fait pas le printemps et qu'il n'y a pas
loin de la douleur au plaisir. Voilà justement ce que nous
n'aimons pas entendre et que nous savons cependant sans nous rendre à l'école car il suffit de naître pour avoir de la peine ...
Celui-là
fut d'une autre trempe. Il eut tant pitié de ses semblables et
les trouva si stupides qu'il choisit de leur raconter
les plus extraordinaires sornettes de tous les temps. Il dit qu'il venait
du ciel pour remettre les compteurs à zéro, que son père
avait accepté sa métamorphose et pour prouver aux hommes
qu'il ne parlait jamais pour ne rien dire il ajouta qu'il mourrait comme
eux et qu'après trois jours de linceul il reprendrait
ses esprits. Il s'arrangea pour excéder les notables et les instruits en racontant des histoires inadmissibles où les riches
ne risquaient pas plus de passer par le trou d'une aiguille que d'accéder
à la vie éternelle, alors que les pauvres et les simples
raflaient toutes les mises... Passe encore de promettre la lune à
qui n'avait rien, mais il fréquentait des prostituées et
s'entourait de désoeuvrés. On raconte qu'il
fut capable de changer de l'eau en vin, de ressusciter des morts et de
remplir d'énormes corbeilles de pain et de poisson le dos tourné...
Mais le pire fut qu'il pria les maîtres et les esclaves de s'aimer
les uns les autres... Un tel mépris des réalités
le conduisit à la potence. On le couronna d'épines, on lui
cracha à la gueule, on le fit "Roi des Juifs" en l'affublant
d'un manteau ridicule. Puis il dut gravir une colline en portant une croix
sous les quolibets, comme le dernier des derniers. On le cloua sur ses
bouts de bois jusqu'à ce qu'il meure convaincu de son impuissance...
L'histoire aurait pu s'arrêter là mais son cadavre disparut
trois jours après : quelques bonnes âmes crurent à
sa résurrection, quelques autres eurent des visions et tous ceux
qu'il avait enseignés se lancèrent à travers l'Empire
pour répéter ses paroles, dire qu'il avait pris sur son
dos l'abomination des hommes et qu'ils étaient libres de tenter
leur chance pour une vie meilleure... On raconta tant de choses sur son
compte que les bibliothèques suffirent à peine, que les
empereurs furent obligés de baiser les pieds de ses héritiers,
de leur construire des palais, d'y brûler des parfums, d'avouer
que sur un trône céleste gardé par les anges, il rendrait
la justice à la fin des temps, vêtu de soie et d'or, terrible
avec les méchants et juste avec les justes...
Tel fut le
plus extraordinaire menteur de tous les temps, croyant à ses mensonges
et dévoué corps et âme à ceux qu'il prenait
pour ses créatures, convaincu de leur cruauté, de leur orgueil
sans limite, de l'extrême légèreté de leur
conscience et de leur mémoire... Il joua tous les rôles,
sautant sur les genoux de sa mère, redoutable dans la discussion,
faisant des miracles, soumis au fouet et torturé à mort...
Son numéro ne s'arrête pas là puisque son cadavre
s'évanouit du tombeau et que de temps à autre il se montre
aux âmes de bonne volonté... Il est sur toutes les routes,
à tous les carrefours où se croisent les hommes, n'en finissant
jamais d'avoir réussi son coup, penché sur le côté
de sa plaie, plus humain que tout le monde car abreuvé d'injures , plus dieu que jamais car cible de tous les diables... On pique-nique sous la croix, on y apporte des fromages et des saucisses,
on y boit des vins ambrés et on y guette les reins des pécheresses... tranquille à cause de l'Autre, qui donna son corps à manger
et à boire.....
.........................................Les
jardins durent plus longtemps que leurs jardiniers. On se promène
à Versailles, les nymphéas de Monet flottent toujours sur les
étangs de Giverny. Il n'y a pas de village sans jardin, ni de grand
homme loin des squares. Qu'est-ce que cela veut dire? A Babylone ils
étaient suspendus, furent des merveilles du monde. L'Homme raconte qu'il naquit dans un
jardin, qu'il s'y réveilla près de la
première femme. Ils y goûtèrent aux fruits amers de la
connaissance, ayant parlé au Diable et choisi de quitter l'enfance...
Ils en furent chassés comme des malpropres par un névrosé.
Il y eut d'autres jardins extraordinaires comme celui de la Dame à
la licorne ou ceux de Jean de Berry dans les Très riches Heures... Les Humanistes
déclinèrent du grec et du latin dans l'Hortus Quadratus des aventures de la Renaissance. Se multiplièrent les labyrinthes sous les châteaux, propices aux baisés volés. On
y vécut ce que vivent les roses, on y donna de l'épée,
on y récita des vers et on y soulagea les ventres fatigués ...
La Nature fut ainsi amicale, habitée de nymphes et de cortèges pour Cythère, complice des divinités et des
hommes. Les jardins d'aujourd'hui nous ressemblent, plus doués pour
le spectacle que pour la méditation. On y convoque les signes de
notre compréhension des choses, on s'y donne rendez-vous pour dire
son amour de la planète et de la société... On les
peuple parfois d'objets révolus comme si les mondes passés
rassuraient davantage... Nos cruautés restent aux portes et
n'y entrent que nos bonnes parts plus un peu de drogue, de seringues et de
nostalgie... Il n'est pas dit que nous sommes humbles dans les jardins,
moins fous, plus charitables ou plus heureux, mais nous les aimons parce
que lieux supposés d'enfance et de repos, dévoués aux corps, modèles
réduits d'un agencement désirable du monde......
Les
empereurs de Rome avaient les pieds sur Terre et un sixième sens
de la Politique. "Je sens que je deviens dieu" dit à
la veille de sa mort Titus Vespasianus, qui remplit les caisses de l'Etat
en taxant les pissotières, sources intarissables. "Ai-je bien
joué la comédie de la vie ?..." demandait Octave Auguste
qui avait raflé l'Orient et l'Egypte de Cléopâtre,
perdu trois légions en Germanie, fondé l'Empire et engendré
des filles impossibles. "Quel artiste périt!" gémit
Néron, le poignard sur la gorge, qui avait chanté l'incendie
de Troie sur les terrasses du Palatin devant un brasier de la Ville éternelle,
livré les chrétiens aux bêtes, parcouru la Grèce
avec une cithare en char et costume d'Apollon... On
ne peut pas en dire autant de Louis XVI dont la tête roula dans
le panier des droits de l'Homme, tenu aux anses par des citoyens vertueux.
Il
y a des vies longues et courtes. Le manège tourne. On grimpe. Un
monsieur ou une jeune fille font gigoter un pompon. Si on se lève
au bon moment, on l'attrape pour gagner un tour. Faire des tours et des
tours, c'est la vie mais tous les manèges ne sont pas équipés
de pompons. La ronde présage de sa fin. Pour les enfants ce n'est
pas grave car le monsieur qui est aux commandes a le sourire. La Terre
ne fait que des tours, nous ne le savons pas depuis longtemps et la moitié
des hommes croient que le Soleil tourne autour d'eux comme la roue du
Destin. Les étoiles ont la cote depuis que des rois mages ont suivi
celle de Bethléem jusqu'à une étable. Le manège
des grandes personnes les entoure. L'enfance , l'amour et la mort y jouent
les trois temps de la valse. Le reste n'est que décor, clins d'oeil
et petits signes. C'est une valse étourdissante où les aveugles
voient des mirages, où le pompon fait curieusement gagner de la
solitude et du silence... Nos
étoiles ne sont plus chamaniques, nos astrologues gravissent des
montagnes de mathématiques, traversent des mers de philosophie, entassent
des mégatonnes de livres et de disques durs... Les fruits de la connaissance
nous ont virés du paradis terrestre : nos amours sont enfants de
Caïn et nos plaisirs ne s'éloignent jamais de notre nombril.
L'histoire de nos bonheurs tient sur quelques timbres-poste. Nous sommes
abusés par nos foules, réduits à de pauvres chimères: les peuples élus,
les vertus citoyennes et les profits planétaires... Deux siècles
de progrès techniques, de chants d'amour et de liberté n'ont
empêché ni les avions de chasse, ni les tanks, chambres à
gaz et feux nucléaires ... Nous avons converti les armes chimiques
en produits phytosanitaires, nous vivons dans une soupe de molécules
cuite par des sorciers amis des banques ... nous trafiquons les gènes
et le sport... Nos innocents sont aussi dangereux que nos traîtres,
nous tournons en boucle dans le diaporama des blancs rateliers de "stars",
des vulves poilues ou sans poils, des pines en l'air sous des
abdominaux en tablettes de chocolat... des têtes de mort dans les métros
et les médias... L'affaire semble jouée, définitive :
1 pour cent de Goldman S... ou l'équivalent en guise de créateurs,
9 pour cent d'instruits pour relayer les décisions et les exécuter,
90 pour cent de "consommateurs-citoyens" qui marchent au sifflet des médias,
n'ont rien à comprendre et pas grand chose à faire, alourdis
de cul, d'alcool et de dope... Car les clones ont du coeur, c'est connu,
des sentiments, des petites faiblesses... Ils sont aussi vulnérables, à la merci d'un accident de laboratoire... Tel pourrait-être
le lendemain qui chante . L'écart des savoirs est en accélération
constante... Suit l'exponentielle obésité de la " Communication",
les marées d'images et crues de phrases creuses. L'épouvante
naîtra d'un arrêt de la machine à tourner en rond, puis
de la faim et de la soif... Nous aurons des vierges cannibales.