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5.30.2014

BLEU GAULOISE ....






" Qu'en pensez-vous?..." Maximilien fit un signe de la main vers le guéridon qui servait de maison de la presse dans le bureau du ministre. Il s'était approché de la fenêtre et se penchait un peu. Les énarques avaient perdu trois jours en discussions interminables. On était mardi. Demain le Président finirait le conseil par un coup de gueule:" Je veux tout savoir sur cette connerie, on se voit demain à neuf heures..."
Bôzes l'avait prévenu. Les journaux tiraient sur le scandale de la veille au Stade de France. Un poète connu et une jeune romancière s'étaient précipités pendant qu'on jouait la Marseillaise, ils s'étaient rangés près de l'équipe de France et déshabillés en quelques secondes... Cinq millions de téléspectateurs, l'ambassadeur d'Allemagne, des invités du ministre des sports et le Président lui-même les avaient vu brandir un cornet de glace à trois boules bleu-blanc-rouge, tourner sur le rond central et dérouler un calicot énigmatique où on lisait " Vive la Pelouse! ". "Max vous savez que ce malheureux tire à 900 exemplaires chez Gallimard... c'est une des plus fortes ventes de poésie française... et il en reste 500 sur les bras des libraires... calculez avec moi le pourcentage d'étudiants et de profs qui se privent de poèmes... Pas mal, non? " Bôzes serrait les lèvres. " Gosse, j'ai connu des garde-barrières et des ouvriers agricoles qui lisaient Victor Hugo. Cet été j'étais avec une ancienne de H.E.C qui passait et repassait Madonna dans sa Peugeot, dans sa cuisine et dans la salle de bain... J'ai déserté pendant la sieste et je ne sais plus ce qu'elle devient"
Maximilien connaissait la chanson, il avait des amis chez les Goncourt depuis que sa femme y laissait du Chiroubles, il avait rencontré des directeurs de revues littéraires à Venise et à Marrakech... "Bôzes, foutez-nous la paix avec cette histoire de pelouse... Je viens de recevoir les infos du réseau Proust, le prévisionnel sur 2020 est bouclé, on a pu le rafler à Londres grâce à la copine du nain-jaune... Lui n'est au courant de rien. Comme convenu, on le laisse pédaler dans la choucroute avant les élections... Farinaci m'a raconté que les corses lui promettent la lune en échange de quelques abandons d'enquête... Les nationalistes sont à cours de fric et d'idées, il leur a laissé entendre que s'ils cassaient  la CGT et faisaient semblant de fricoter dans le social on pourrait faire traîner les dossiers... Bel-Ami est dans une colère noire et le Président compte les coups..." Bôzes souriait en tournant une règle entre le pouce et l'index :" Pas mal, pas mal, Max!... mais dites-moi le papier de Londres, qu'est-ce qu'il raconte?"
Le ministre s'était calé dans son fauteuil. Tourné vers le Philippe de Champaigne, il laissait son regard circuler sur le tableau. Il venait de se rendre compte que tout y était pour détruire la symétrie, faire une sorte de mouvement perpétuel qui relançait la vision à chaque passage et suivait des pistes différentes selon qu'on s'était fait prendre par la couleur ou par la forme... Il plongeait dans le bleu gauloises de la tunique, un bleu étrangement moderne qui virait aux gris orangés dans les hautes lumières et se contractait de violet de cobalt dans les ombres. Ce bleu s'insinuait partout avec des variantes , se réchauffait dans les ciels ou venait s'alourdir aux pieds du vieillard sur la panse d'un vase à motifs dorés. Les chairs s'en sortaient avec un relief magique et le sang qui circulait dans ce corps était actif comme un rouge qui aurait été dissimulé partout sous les bruns et verts du paysage... Il se dit une fois de plus que l'Art ne sauvait que les sauvés, n'empêchait ni les guerres ni les famines, que l'horreur était aussi utile que la beauté... 
" Je devine ce que vous ruminez, lui dit Bôzes avec un accent de tristesse, il n'y a rien de chaleureux dans la connaissance, je n'y trouve que de l'effroi... Quelle que soit la manière, la vérité c'est Méduse sur un bouclier... Il faut aller vers nulle part... plonger sans retour dans une mer inconnue... compter sur la Grâce... Comment faites-vous pour aimer les hommes?... "
Maximilien devint grave et souriant :" J'en rencontre de temps en temps qui ne savent pas où ils vont..."

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