Un
jour, pas forcément de pleine lune, vous êtes pris d'insomnie
et vous feuilletez quelques livres inusables en attendant de vous détendre.
Vos pensées vont et viennent entre lectures et souvenirs. Aimer le temps n'est pas facile. Il y a tous les morts vivants qui nous
suivent, ces disparus qui répètent la même chose avec
le même air, ces gens que vous croisiez et que vous écoutiez
parce qu'il fallait bien, parce que vous étiez là, parce
qu'il n'y avait personne d'autre... Ceux qui vous ont donné un
accent, qui vous ont appris à vous tenir comme ceci ou comme cela
sans que vous vous en rendiez compte, qui vous ont donné une partie
de votre relief.
Vous avez d'autres fantômes dans les livres. C'est
ainsi que vous faisiez le tour du monde,
que vous partiez pour d'autres galaxies à la rencontre de créatures
bizarres. Vous avez été en Bactriane avec les Dix-Mille,
vous vous êtes battu contre les Anglais au pays des maharadjahs
et devant Québec, vous avez chassé l'ours de Bornéo
et poursuivi la baleine blanche... Vous étiez à
la croisade avec le roi Richard et dans la
troupe des gardes écossais de Louis XI... Vous vous êtes
sorti des guerres de l'Empire, vous avez aimé des romantiques et
des aventurières, vous suiviez Paul Morand dans les rues de Bucarest
et Pierre Vidal-Naquet dans les méandres du Linéaire B...
Vous êtes incapable de dire de quel siècle vous êtes
et vous n'avez pas de tendresse particulière pour celui-ci.
Ce
qui vous gêne de temps en temps c'est une certaine contrainte physique
qui vous oblige à vous reconnaître mortel, en devenir d'épave
et de sapin, bon à griller avec vos élucubrations, vos amours et vos dépits. Vérité
lamentable qui vous condamne au cortège des illusions perdues,
des mots sans importance et des regrets inutiles...
Vous le saviez très
tôt puisque depuis l'âge de raison vous aviez observé
plusieurs fins d'empires, de nations et de gloires et qu'ayant observé
trop de faillites vous alliez de l'une à l'autre sans sourciller,
content de vivre pour vos plaisirs et à jamais guéri de
l'effort collectif. Héritier d'infortunes et de dérives,
démocrate au milieu des amibes, lettré pour rien et professeur
de paradoxes vous n'avez pour vous maintenir, qu'une confiance animale dans
vos cinq sens et pour rire que votre mémoire infaillible des mensonges.
Car de toutes les impostures celle que vous n'avez jamais avalée
fut celle du Paradis. Vacciné contre le Bien, peu guerrier mais
irréductible, vous regardez passer les trains sous des
arbres en fleurs.
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