Les roseaux pensants vont dans la même direction... Aux bords du
trou s'interposent les monuments, panthéons, livres révélés,
oeuvres d'art, jardins, labyrinthes, bistros, bordels, ipads, vitrines...
Et sont distribués les guides... Les touristes, les bons fils,
les oies blanches, les grenouilles grosses comme des boeufs, l'armée
des natifs de bonne volonté viennent voir ce qui se passe. Les
prophètes et les vendeurs distribuent des lointains à ces
voyageurs. Ils voient sur des prospectus qu'au-dessus de leurs têtes
passent les signes du zodiaque. Un peu plus haut les anges et les saints
chargent leurs semaines de musiques et d'actions de grâce, plus
haut s'ouvrent les paradis où banquets, coïts interminables,
petits garçons et vierges en pagnes légers offrent les plus
étonnants transports aux âmes des justes ... Plus haut....
Plus haut.... les mots et les images ne servent à rien. En bas,
sous les semelles de pélerins, grouillent les démons fort
semblables aux pirates sarrasins, bouilleurs d'huiles effrayantes, cuiseurs
de chairs, piqueurs de reins, suceurs de sang, arracheurs de morceaux,
mâcheurs de cervelles... Telles sont les bornes des croyances, les
maisons du Bien et du Mal... Telles sont les écuries des créatures
du Tout Puissant, abreuvées de phrases, égorgées
halal ou munies des sacrements... Leur vie ne mâche pas les mots
des textes sacrés, ils avalent les postillons des prêcheurs
et les éclairs des sabres de la "Vérité",
les mains jointes sur un prie-dieu, le cul en l'air au-dessus d'un tapis
ou la tête remuante contre un mur de lamentations...
L'Orient interdit les images. Ses paradis et ses enfers restent dans
les crânes, sautent par coeur de génération en génération
comme les puces de chat en chat. Il suffit d'un mot de travers pour les
remuer, secouer des craintes comme la neige des boules de verre, de quelques
phrases pour déchaîner des anges et des diables, faire d'un
privé de dessert un porteur de nitroglycérine ou de cyanure,
un éboueur de péchés, l'index d'un céleste
vengeur ou l'épée d'un prophète en colère...
A force de tempêtes , de souffre, de bruits, d'eaux lustrales, de
prières, les fusées de la Foi remplissent les têtes
soumises et poussent les reins sur les pentes des vallées de larmes...
L'Occident à la grecque, porté sur les athlètes,
les gladiateurs et les philosophes, rassemble des foules autour des moissons
et des vendanges, cadastre sa nature, échelonne ses ambitions,
glisse en toutes formes une géométrie, une pesanteur...
Ses barbares laissaient vivre leurs femmes, les menaient armées
à la guerre... Rome avait son mur d'Hadrien, ses forts du Rhin
et du Danube...Il fallait aux légions des itinéraires, des
provisions, des prostituées et des marchands syriens... Ceux d'en
face bavaient sur les acqueducs et les fontaines des villes, les terres
à blé des frontières, le quadrillage des voies, les
casernes chauffées l'hiver... A l'Ouest les crânes s'ouvrent
sur les extérieurs déversés dans les mosaïques,
les fresques, les bassins à portiques où se mirent les Narcisses
et les Antinoüs et où se penchent les sourires, les bouches
ornées, les courbures des reins... Dans les forêts, des satyres
montés comme des ânes suivent des cortèges d'ivrognes
à demi dieux...
Giorgione s'intéresse aux nuages , aux cuisses, aux porteurs de
hallebardes et ferme son horizon de nuages bas et d'éclairs...
Car entre le ciel et l'enfer sont déclinées les aventures
de l'homme, chacun sait que l'au-delà est fort court après
la dernière aspiration d'un certain mélange d'oxygène
et d'azote, et que les plus profondes respirations servent aux conséquents
à voir au-delà du monde , c'est à dire derrière
la ligne d'horizon.... Tout paysage est un arc du cercle planétaire,
une frontière de soi-même et une proposition d'aller voir
ailleurs ce que font les grand-mères... On ne s'y déplace
pas qu'avec les pieds, on y prend la mesure des temps et des températures
de la vie, on y sonde les puits de la naissance et de la mort, on y regarde
passer les saisons qui jamais ne nous appartiennent, on y épouse
les joyeusetés de la lumière... La Nature est une vieille
idée de philosophes, elle n'a jamais existé que dans leurs
têtes...Et sur le tard dans leurs culottes... Ils disent qu'elle
est bonne fille et mère généreuse... Ils disent que
le bleu de l'air, le vert des forêts le blanc des nuages et l'or
des blés sont les cadeaux de la Providence et que des signes savants
y bornent les chemins du Bonheur... Mais serait-elle si différente
s'il n'y avait d'yeux que ceux des loups et des agneaux pour contempler
les rosées du matin? Quels esprits se sont attribués de
l'âme ? Avaient-ils peur des ombres et des vents au point que leur
barbe dans les flaques eut un air d'immortalité? Nos traces dans
la poussière, les brumes de nos paroles au lever du jour, nos excréments
plus fréquents que nos amours et nos amitiés, nos cueillettes
de champignons et nos rires mériteraient-ils un sort plus enviable
que les cabrioles des libellules ?... Il suffit de vingt ans pour faire
d'un palais un pigeonnier en ruines, d'une route un petit bois, d'une
ville un repaire de cafards et d'une prairie une roncière où
copulent des hérissons... Quand sera tournée la page de
l'Homo sapiens, les océans se rempliront de chair fraîche,
les chiens redeviendront des loups, les sangliers feront du lard sur les
gravats des banques, des minarets et des clochers...
Les paysages servent-ils encore? Ceux de Giorgione ou de Poussin mettaient
de l'alchimie ou de l'ordre, faisaient la part des hommes où coururent
les faunes, celle des blés où bramèrent les
cerfs, celle de l'esprit où régnèrent les bêtes...
L'oeil exercé de l'ancien monde distribua les routes, les carrefours,
bâtit les granges et répartit les arbres... Les paysages
se firent à la main, les forêts débardées par
des attelages, les chemins creux et les fossés entaillés
à la pioche, à la bêche... Nos morts nous ont fait
le décor. Quelques exaltés s'empressent de s'y mettre, pulvérisent
à tout va des joyaux de la chimie... se laissent guider par satellite...
cavalcadent sur des pneus géants dans les vapeurs de gazole...
Et bientôt les vents nous chanteront la douce complainte des banques,
nous apporteront le chaud et le froid d'une étrange Terre Promise
comme s'il pleuvait des bibles et des tables de multiplication sur nos
pauvres salades... Car l'objectif est de rendre ce monde confortable et
ses recoins utiles.
L'aventure n'est plus derrière les montagnes
, mais sur les faces cachées de la Lune et de Mars, dans les bactéries-transistorisées,
les antennes greffées sous la peau, la pesée quotidienne
de l'oxygène donné et reçu... Regardons encore ce
qui ressemble à ce que nous fûmes, comme penchés sur
la nécropole des sueurs et des larmes perdues, nos photographies
seront fort utiles aux parcs d'attraction et injections d'images fraîches
dans le cortex des centenaires... Nous sommes aussi glacés que
les lois que nous avons découvertes, nos jardins et nos désirs
sont du marbre de nos idéologies pour débiles de bonne volonté...
Nous sommes en foule et en concert du matin au soir, les forêts
tropicales sont civilisées en rouleaux de papier cul par des chinois
pour des enfants de Dieu... Quel jardin des délices! Nos derrières
torchés aux essences rares de Bornéo! ... Laissons le Bonheur dans
les Préambules, dans les poubelles qui débordent, qu'il
pende sur les chapelets, aux barbes des hommes pieux, dans les slips,
les 4x4 et les chambres à gaz pour bananes de l'OMC... Ne promettons
rien, payons-nous le luxe inouï de l'insignifiance et de la ligne
d'horizon...