Quand les barbares secouèrent l'Empire, les écoles tinrent le choc et pour deux siècles encore il y eut en Gaule des grammairiens et des hellénistes qui connaissaient les subtilités de la rhétorique. La langue latine se tendait comme un élastique entre les élites et la foule rurale, devenue germaine au nord et restée latine au sud. Sidoine Apollinaire, bordelais, pouvait scander des vers près des ruisseaux à truites et tel évêque sermonner tel moine qui oubliait que le i de " potitur " est long. Mais au septième siècle les écoles et les villes disparurent comme s'évapore une gelée blanche au printemps et les riches propriétaires qui avaient aimé les livres, fuirent ce plaisir devenu solitaire pour ne s'occuper que de chasses et de meutes...
L'élastique s'était tellement tendu entre les puristes et la masse des primaires, qu'il se rompit. Partirent en fumées les belles intonations, les élégies et les classiques... Quelques saints comme Isidore ou Grégoire, firent arranger sur parchemin des condensés de la vieille culture, puis se lancèrent dans la domestication des coeurs, seul moyen de prendre les cervelles... Ainsi furent congelées des subtilités que les bouches des vieilles barbes ne pouvaient fourrer dans les oreilles de rustres. Il fallut six siècles de patience pour qu'à la mort de Byzance et par la grâce des profits urbains et marchands, le luxe de l'esprit revînt à la mode... Ces vingt générations avaient été bruyantes de psaumes et d'exorcismes que les moines ruminaient en coupant des arbres... Elles ne devaient pas grand chose aux Muses. Comme il fallait craindre le monde et se tourner vers l'au-delà, des saints, des bienheureux et des hommes de bonne volonté inventèrent les trois vertus de la Foi, de l'Espérance et de la Charité. La première consistait à ne voir clair que dans l'Ancien et le Nouveau Testament, la deuxième conduisait sur la balance du jugement dernier et la troisième laissait aux pauvres une ligne de crédit qui permit d'honorer les mendiants et les pélerins. Les hommes de Dieu s'occupèrent de la Foi, des bons témoins et des miracles... Les guerriers entre deux rapines, s'occupaient de chansons interminables, protégeaient leurs forêts et laissaient des bouts de gras à des vassaux sur les tréteaux d'une table commune ... La masse des enfants de Dieu servait de bête de somme, faisait venir la vigne et le blé jusqu'au pressoir et au moulin des puissants. Les plus malins de ces humbles se prirent d'affection pour les chiffres : contre des soies orientales qu'ils allaient quérir avec du poivre et de la cannelle sur des mules ou des navires contre des coupes ciselées et serties. Ils sortaient de l'or des châteaux forts... Dans un monde si bien organisé, peu se mêlaient de Raison et de Littérature savante. Les normaux levaient les yeux au ciel, à l'affût des miracles et des signes... Puis ils les fermaient dans des chambres où les démons et les anges se battaient pour la capture des âmes...
Tant de vertus rendirent optimiste. Les forêts interminables cédèrent devant les herbages et les labours, les ermites prirent le chemin des villes. Les moines s'enfermèrent pour chanter les psaumes sous des voûtes de pierre, et les universités naquirent près des cathédrales. Puis des bombardes tonnèrent sur les champs de bataille et contre les remparts. La Raison plus forte que les miracles nourrissait mieux les hommes et déliait mieux les langues que les oraisons. On prouva en allant sur l'eau que la Terre était ronde. On en fit des mappemondes et de plus en plus de navires revinrent au port si chargés d'or, d'argent et d'aventures qu'on se reprit d'amour pour les livres, les grecs et les latins. "Je pense donc je suis" dit un soldat près d'un poêle, qui suivait une longue lignée de rats de bibliothèque honorés par les princes. C'est dans les livres qu'on expliqua que la Lune n'est pas une pomme et qu'elle ne risque pas de tomber sur les poètes. Ailleurs on écrivit que des marins avaient retrouvé le paradis terrestre dans le pacifique. Ailleurs que les flammes de l'Enfer n'étaient que des volcans, que les têtes couronnées méritaient d'être coupées. Puis il y eut les machines. Phileas Fogg en quatre-vingt jours et quarante mille livres sterling boucla le tour de la planète. Jules Ferry construisit des écoles pour que les fables d'Esope et de La Fontaine pénétrent dans les chaumières jusque sous les baobabs. Dans les années soixante du vingtième siècle on s'arrangea pour que toutes les mains sachent tenir des livres... Les universités et les écoles firent tant que chacun put conduire une automobile, examiner une notice de médicament et se payer la télévision. Puis il y eut de plus en plus de bruit sur les radios, d'écrans sous le nez des oisifs et de machines à distraire. Les livres pesaient de plus en plus lourd dans les camions des déménageurs et n'offraient guère de récompenses aux voyeurs de tous poils... Il est difficile de lire en tirant un coup sur sa banquette avec une femme libérée. On ne peut pas être au four et au moulin, séducteur et obscène... trop ami de la syntaxe et renifleur de charmes... Les lettrés une fois encore devront faire leurs bagages, remiser les penseurs sur des disques durs...
Les grands sentiments, les éclairages fluo, les liftings des gueules et des photos, les stars endiablées dans les clips, les montages rapides, les sonos d'enfer, les ceintures à clous, les piercings inoxydables, les remuades sous les lasers, la coke, les interjections des poupées, les signes d'appartenance... les mille chaînes de la télécommande... La gravité du monde est repartie dans les forêts du béton, dans le gazole et le présent perpétuel... Il n'y aura plus que des gentils et des méchants là où il y avait des têtes et des jambes... Puis un jour quelques malins tireront des marrons des feux de l'enfer et derechef il y aura davantage à lire que de miracles à faire....
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