Je commence mon soixante-huitième virage autour du Soleil. C'était un exploit vers l'an Mil et une demi-curiosité au début du vingtième siècle. Je me sens plutôt bien, je trouve encore du plaisir à zigzaguer sur une planète qui tourne devant son étoile comme un poulet dans une rôtissoire. J'ai un peu le vertige : j'ai tourné vingt cinq mille fois autour de l'axe des pôles, j'ai vu passer beaucoup de monde, entendu beaucoup de choses, fermé les yeux d'innombrables fois... quand je les ouvre, rien n'est tout à fait à la même place, je me trouve différent et j'ai peu de réponses aux questions qu'on me pose... C'est tout juste s'il m'arrive de remarquer que je suis un peu sourd et que ma vue ne s'arrange pas. J'aimerais comprendre ce qui se passe. Il m'arrive de rencontrer des gens sympathiques qui me prêtent des livres ou me donnent des adresses. Je fais de mon mieux pour ne rien oublier, mais à force de lire et de voir des gens, je finis par perdre d'un côté ce que je trouve de l'autre.
Quand j'étais enfant, les saisons avaient un air bien à elles, les chiens et les hommes savaient ce qu'ils devaient faire, les messieurs-dames étaient gentils... Le peu de mots que j'avais appris suffisait largement à tous mes besoins, je n'avais pas d'identité, j'étais au monde. Telles sont les bêtes qui nous entourent, qui profitent du Soleil et de la nuit à cent pour cent, qui font ce qu'elles ont à faire jusqu'aux minutes de stupéfaction où elles meurent. Quelque chose s'est détraqué dans ce bonheur interminable. De cervelle de lézard en cervelle de moineau, de musaraigne en ours brun, de primate en australopithèque, de la matière grise s'est ramassée en boule derrière des yeux, des oreilles et des langues... En marchant loin devant soi, cassant des pierres et surveillant les étoiles sont nées les grandes personnes et les grandes explications. J'entamais mon dixième tour quand à force de mots étranges et d'images pieuses on me mit dans la tête que je n'étais pas n'importe qui et qu'il ne fallait pas faire n'importe quoi.
On disait que le Soleil et la Terre étaient sans importance, que le monde était coincé entre l'Enfer et le Paradis, que les hommes n'étaient que poussières, corrompus et instables. Ces grains de sable étaient aussi des ingrats, c'est à peine s'ils savaient celui qui les avait fait et dont ils avaient crucifié le fils... Ils volaient, tuaient, désiraient les femmes des autres, mentaient, déshonoraient leurs pères et mères... Tels étaient les hommes de Jérusalem... Je préférais ceux de Rome et d'Athènes qui parlaient du monde avec plus de respect, vénérant le Soleil, rendant hommage à la Terre qu'ils recouvraient de statues.
Les grandes personnes que j'ai connues n'avaient hélas que des qualités, elles savaient tout faire et surtout faire la différence entre des braves gens qui leur ressemblaient et des crapules auxquelles elles ne ressemblaient pas. Elles avaient sur le monde des opinions frappées au coin du bon sens et je m'étonne encore qu'elles aient déclaré tant de guerres, perdu tant de batailles et commis tant d'erreurs sous le soleil. Leurs défaites avaient des excuses, leurs faiblesses des explications et leurs foutaises des raisons d'être. M'étant aperçu que sous les nombrils on ne trouvait ni religion ni raison, je me doutais que le plomb qu'elles avaient aux fesses empêchait ces grandes personnes d'en avoir dans la tête. Je ne m'étonne plus quand elles racontent n'importe quoi, par exemple que nous sommes le centre du monde, que nous sommes le chef-d'oeuvre de la Nature, que tout nous appartient et qu'il n'y a rien de plus intéressant que nous. Je ris tous les matins à ma toilette quand je me rappelle que je suis né bon... J'ai la vague impression que notre orgueil est illégitime, que nous sommes si cinglés qu'il n'y a plus autour de nous que ce qui tangue entre nos deux oreilles. Si un singe nous promettait le Bonheur, il est probable que nous nous mettrions en rang pour l'applaudir. Il ne reste plus qu'à nous organiser pour que nous choisissions notre mort comme notre voiture, une pizza ou un site de rencontres, inattentifs aux aurores et dédaigneux des bêtes... "l'Humain", qui fut une invention remarquable, n'existe plus...
"Je sens que je deviens Dieu" dit en riant l'empereur de Rome sur son lit de mort, bouclant la boucle et convaincu de la générosité des hommes puisqu'il avait taxé les pissotières de la ville éternelle. Pour mettre un peu de piment dans nos rondes interminables à travers l'espace, en compagnie de fossiles et de milliards de cadavres, nous rêvons d'aller droit vers la gloire, débarrassés des sens giratoires et des obligations de tourner en rond que nous imposent le Soleil et la Terre. Dressés sur quatre ou cinq paragraphes de certitudes récupérées dans nos poubelles par les agences de publicité, soulevés par nos désirs, nous sommes parés pour être des dieux sur les écrans plasma.... Transparents, clonés, radieux qu'avec si peu de cervelle nous puissions échapper à l'enfance, nous débarrasser de l'amour et oublier la mort...
Telle pourrait être la gloire des descendants de Caïn, génétiquement modifiés pour les besoins du Bonheur en kit et de l'éternelle Jeunesse... Liftés, n'ayant plus les pieds sur Terre, car ayant perdu la boule et gravitant autour d'une étoile indifférente, accompagnés d'insectes et de poissons chats...
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