Bacchus n'était pas regardant sur les moyens de ses adorateurs. Le comble de l'art sympathique fut longtemps la soupe au chou, le gros qui tache et la tranche de lard. Un matelas de laine pour les inspiratrices, du tabac gris et des Boyards pour l'inspiration, une certaine résistance au froid, des vestes de velours côtelé pour la galerie...
J'ai connu à Vienne, ancienne capitale des Allobroges, un restaurant près du théâtre antique où vers sept heures du matin le patron gaulois mettait son tablier bleu, prenait une chaise et devant sa porte écossait les petits pois... Les maquignons avaient depuis quelques heures digéré leurs morceaux de hampe, viendraient sur le coup de midi les facteurs, ouvriers plâtriers et les jeunes archéologues du coin. Un ou deux militaires, parfois un veuf, presque toujours des habitués du menu à 9 francs, vin compris. Il y avait à Lyon, milieu des années soixante, un restaurant des Ardéchois, à la hauteur du 31 ou 33 de la rue Saint-Jean, où l'on avait une entrée, un plat chaud et un bout de fromage arrosés de beaujolais maison pour 5 francs...soit environ 5 euros de 2013... Des années 20 jusqu'au tournant des années 80, on pouvait vivre de peu sans déchoir... 10% des français avaient le téléphone en 1970... La masse des ouvriers et des employés vivait hors-consommation, les besoins étaient dans la cuisine et les enfants grandissaient à trois ou quatre par chambre. Les corps sentaient le corps puis à vingt ans la moitié de la France était mariée avec des gosses ... Quelques clochards ornaient quelques façades, le chômage n'existait pas, le "low-cost" non plus... Les artistes étaient rares. Il fallait une agglomération de 300 000 âmes pour trouver deux ou trois vrais peintres, deux ou trois libraires conséquents, un conservatoire de musique... Connaître un sculpteur hors monuments funéraires était une prouesse... L'imaginaire était à portée de la main , moitié à la campagne, faisait de la pêche à la ligne, des parties de boules ou chassait le perdreau via les catalogues illustrés de Manufrance... fusils Idéal, bicyclettes Hirondelle, cannes en bambou refendu... Quelques bacheliers, quelques voyageurs, quelques étrangers faisaient craquer les parquets cirés des musées où des conservateurs aimables rassemblaient des collections en prenant le thé chez des veuves, un bout de fromage et un verre de Sancerre dans les ateliers. Tel fut constitué le vingtième siècle au Musée de Saint-Etienne par Claude Allemand qui dès 1960 avait ses tableaux vivants de peintres jeunes... Des écoles des Beaux-Arts jouxtaient les jardins publics, protégeaient des plâtres de l'humidité, on y roulait des conversation et coupait des tranches de saucisson...
Les flacons de la mélancolie, chevaliers à la triste figure, les Châteaubriand sur le Grand Bé, les chevaux de Lebrun, les olives de Chardin, les bras nus de mademoiselle Rose, Les airs d'Offenbach dans les yeux d'Yvonne Printemps, le zouave de Van Gogh, les arrosoirs de Seurat, toutes ces neiges d'antan, cerises et fleurs sur les chapeaux, sourires de laitières et de marchandes de crevettes, embarquements pour Cythère et ciels de Plat Pays, les mots et les rires anciens, sont depuis remisés dans les chambres froides de la Culture, comme sont triées et rangées les graines de la bio-diversité dans les souterrains du Spitzberg...
Dans un monde sonorisé, filmé, climatisé, désodorisé, des riens suffisent à pousser les caddies du Bonheur dans les rayons du Désir...
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