L'enfance est l'âge d'or de l'humanité.
Ma mère nous ramenait de la plage ou du jardin public sales et tranquilles. Vers 1948-50, il fallait faire de l'eau chaude pour nettoyer sa nichée. Elle mettait en route avec de l'alcool à brûler un engin qui s'appelait "Primus" ou quelque chose comme ça, qui marchait aux vapeurs de pétrole avec un piston comme les vieilles lampes à souder... Une casserole d'eau frémissait sur cet instrument dangereux qui incendia bien des maisons marocaines... Elle nous déshabillait, chacun à son tour, nous mettait dans une bassine où le dosage des températures variait en fonction des heures de retour et de la préparation du repas du soir...Nous étions frottés comme des cochons de charcutier, rinçés en vitesse, essuyés aussi vite... Le moment le plus agréable c'était quand elle passait un gant de toilette imbibé d'eau de cologne et qu'elle nous prenait sur ses genoux pour un nettoyage attentif des oreilles avec une allumette enrobée de coton.
Puis on se sauvait en pyjama avec la consigne de rester tranquille et de prendre un livre... Le soir tombait sur des odeurs de soupe aux vermicelles et parfois j'étais réquisitionné pour secouer une salade dans la cour... Nous étions au lit vers huit heures, et nous lisions jusqu'à ce que mon père vienne nous dire bonsoir... Il nous regardait bien en face, nous posait la main et nous embrassait sur le front avec un petit mot pour chacun et quelques picotements de barbe ...
Les yeux fermés, commençaient les aventures. Le fils du connétable de Bourbon prisonnier des pirates d'Alger, vendu à Myriam, la Reine d'Ethiopie, parti aux Indes, Maharadjah dont les descendants règnent encore... Robinson, si fort contre la solitude, Montcalm héroïque sous les murs de Québec contre le général Wolfe, Alain Gerbault sur le Firecrest, les Mongols de la Bannière Bleue, le capitaine Achab lancé à la poursuite infernale de la Baleine Blanche, les gardes écossais de Louis XI... Le capitaine Corcoran et sa tigresse qui jettent les anglais dehors... Les grandes chasses d'autrefois, les quarante mille livres sterling de Phileas Fog, le canon de Barbicane, les Dames de Palestine à la cour de Richard...
Les images, les noms étranges, les îles mystérieuses, les trafics de Zanzibar tendaient des chaînes d'or sur les contrées de l'imaginaire... Un jour naquit d'une peinture ombrienne une personne qui allait et venait entre la grâce et la mémoire.
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